206s | Alors on peut se dire également qu'on peut connaître sans apprécier, |
212s | on peut écouter sans aimer mais si on écoute sans aimer |
215s | cela veut dire qu'on exclut |
218s | et que l'on n'est peut-être pas si ouvert que ça. |
220s | et c'est pour ça qu'une réponse commune aussi que j'obtiens |
222s | c'est : "Moi j'écoute de tout, sauf du rap." |
225s | "Moi j'écoute de tout sauf du métal." |
228s | "Moi j'écoute de tout sauf du classique." |
230s | D'ailleurs à ce sujet, la SNCF a expérimenté avec succès |
236s | la diffusion de musique classique dans les gares |
238s | pour faire fuir les groupes de jeunes |
239s | qui s'attarderaient un peu trop longtemps. |
242s | Et figurez-vous que cela fonctionne |
245s | et cela marche aussi dans les centres commerciaux |
247s | en Grande-Bretagne ou en Suisse. |
250s | Alors le sociologue Pierre Bourdieu disait : |
253s | "Les goûts sont avant tout des dégoûts". |
256s | Eh oui, il est plus facile de se définir sans doute par ce que l'on n'aime pas |
260s | que par ce que l'on aime. |
262s | Et le dégoût musical, finalement, c'est le dégoût |
266s | des goûts musicaux des gens à qui on ne veut pas ressembler. |
268s | Les vieux, peut-être, pour la musique classique |
270s | mais ce n'est qu'une hypothèse sociologique. |
274s | Cette idée-là en fait nous montre que les goûts musicaux |
277s | peuvent fonctionner comme des frontières symboliques |
280s | entre les individus et les groupes sociaux. |
283s | Alors pourquoi continuer à croire que nous sommes ouverts ? |
288s | Et pourquoi continuer à faire croire aux autres |
290s | que nous sommes très ouverts en matière de musique ? |
294s | Une raison essentielle tient à notre croyance en la liberté de nos choix. |
300s | En fait nous avons une conception |
302s | assez romantique de l'amour de la musique. |
305s | C'est un type d'amour qui ressemble à celui |
307s | qui nous unit à notre amoureux ou notre amoureuse : |
310s | un amour sans contrainte, sans nécessité, |
313s | un amour de pure liberté qui repose sur la passion |
316s | et cet amour de la musique qui construit nos goûts musicaux |
321s | contribue à créer également notre personnalité, |
324s | notre identité personnelle et nous y tenons fermement. |
327s | La Rochefoucauld disait déjà dans ses Maximes |
329s | que "nous tenons plus à nos goûts qu'à nos opinions". |
333s | C'est-à-dire que nous cédons plus facilement |
335s | sur nos opinions que sur nos goûts. |
338s | Il y a donc une forme d'identification personnelle |
341s | à travers les goûts musicaux |
342s | et l'adhésion à la musique peut être très forte. |
345s | Alors elle est en particulier très forte chez les plus jeunes |
348s | qui peuvent aimer la musique de manière passionnée |
353s | mais évidemment cette adhésion à la musique |
356s | se diffuse aussi dans la société et dans de nombreuses classes d'âge. |
360s | mais chez les plus jeunes ça va aller de pair par exemple |
363s | avec un style vestimentaire qui est adapté, adéquat avec le goût musical, |
368s | si on pense à la musique punk, au rap, au métal, au gothique etc. |
375s | Alors on aboutit évidemment à une contradiction |
378s | puisque d'un côté on va afficher une ouverture aux goûts musicaux les plus divers |
385s | et de l'autre côté, on va se définir par un nombre restreint de genres musicaux |
393s | un nombre restreint voire même un genre unique |
396s | qui va contribuer à nous définir personnellement. |
402s | Alors, sur cette idée de la définition de soi, |
408s | et bien, pour résoudre cette contradiction |
410s | entre définition de soi et ouverture |
413s | il faut comprendre que nous conservons les goûts musicaux |
416s | que nous avons forgés pendant notre jeunesse. |
419s | J'ai montré dans mes travaux par exemple |
421s | que l'on forge son goût musical entre 15 et 25 ans |
426s | et qu'ensuite on continue à conserver le même goût. |
429s | Autrement dit, si on a découvert le jazz à 20 ans, |
432s | on va continuer à l'aimer à 60. |
436s | Alors je vais vous montrer un graphique, |
440s | le voici : l'âge médian des publics. |
443s | Alors sur ce graphique, |
444s | j'ai mis deux enquêtes du ministère de la culture |
447s | de 1981 et 88, en bleu et rouge |
451s | et j'ai ajouté une 3ème colonne orange |
453s | qui est ma propre enquête sur les publics de la musique classique en 2014. |
457s | Alors, ce que vous voyez c'est que d'abord l'âge médian des publics |
461s | est plus élevé pour la musique classique et l'opéra que pour le jazz |
465s | qui est lui-même plus élevé que pour le rock. |
468s | Alors ça c'est un premier élément, peut être assez connu, |
472s | le deuxième qui est moins connu est plus intéressant |
474s | c'est que cet âge médian augmente avec le temps. |
477s | C'est-à-dire qu'on voit qu'entre 1980 et 2008, |
480s | tous les publics de tous les genres musicaux ont vieilli |
484s | et on a bien comme ça une succession des générations |
487s | qui correspond à la succession des genres musicaux |
491s | dans l'histoire de la musique. |
494s | Alors est-ce à dire que |
496s | il n'y a pas de jeunes amateurs de musique classique, de jazz ou d'opéra ? |
500s | Bien entendu, non. |
502s | Il ne s'agit pas d'un déterminisme strict mais de contraintes. |
505s | Donc on peut trouver ces jeunes amateurs |
507s | et dans mes enquêtes, j'ai pu montrer que |
509s | ces jeunes amateurs de musique classique |
511s | présentent des caractéristiques assez distinctives : |
514s | ils ont notamment fréquenté le conservatoire |
517s | pendant assez longtemps, plusieurs années |
520s | et ils ont bénéficié de ce que les sociologues appellent |
522s | une socialisation musicale précoce |
525s | et suffisamment longue et intense |
527s | pour contrebalancer les effets de la diffusion massive |
531s | des musiques populaires sur les médias de masse ou sur internet. |
536s | Si vous regardez, par exemple, le tube de l'été 2017, "Despacito" |
540s | il a dépassé les 4 milliards de vues sur YouTube, |
544s | donc c'est pas forcément d'une très grande diversité. |